Scénario et dessin : Joris Mertens
Béatrice est un album de bande dessinée sans paroles, initialement publié aux éditions Oogachtend . Il nous offre un récit qui suit des tropes et des structures familières, mais sa nature touchante et son dessin plein de détails font de sa lecture une expérience réconfortante. La protagoniste est ce que certains qualifieraient de «vieille fille», même si ce terme a des sous-entendus plutôt péjoratifs. Bref, une jeune femme qui travaille comme commis dans un grand magasin, vendant des gants, semble être coincée dans une routine quotidienne. Elle fait la navette en train, s'occupe d'une clientèle distante et rentre chez elle avec son chat et ses romans, qui partagent son lit. Elle s'habille tout en rouge, sur un fond homogène d'ocres, de bruns et de noirs, donnant à Béatrice une saillance immédiate et, même dans sa timidité et son effacement, un ressort dans sa démarche. Chaque jour, elle tombe sur un sac rouge laissé sans surveillance à la gare (c'est la culture pré-terroriste), jusqu'au jour où elle le ramasse. De manière attendue, ce détour de sa routine la plongera dans une aventure inattendue. À l'intérieur du sac, elle trouve un album photo, qui dépeint la vie d'un couple bourgeois charmant dans les années folles, où le "Lulu bob" de Louise Brook est omniprésent et où des airs de Charleston teintent la vie nocturne. L'album montre différentes images de différents moments et il est présenté de telle manière dans la composition des pages de la bande dessinée qu'il devient difficile de ne pas lire les photos (dessinées) comme des panneaux d'une bande dessinée. Les niveaux de l'histoire à l'intérieur de l'histoire commencent à s effriter et Béatrice tombe dans un voyage fantastique qui complique le temps, le vieillissement, la mémoire, l'héritage et ouvre la structure même de la diégèse en territoires contre nature.
Les images montrent une ville sans nom, mais très vivante. Quelque chose qui ressemble à Paris, Bruxelles ou Berlin dans les années 1960, mais qui pourrait être ailleurs, et qui pourrait être autre chose aussi. La ville est parsemée de néons et de publicités vives, jouant sur les marques, mais elle reste distante et impersonnelle, un peu comme les villes sorties de l'imagination de Jacques Tati. En fait, la qualité "silencieuse" de Béatrice est également proche de l'approche de Tati en matière de dialogue centré sur l'homme. Les comparaisons entre les médias ne sont cependant pas impossibles et déplacées. Nous avons mentionné Tati mais nous pourrions aussi parler de Nicolas Roeg, surtout Don't Look Now, en raison de la note rouge sur les fonds ternes. Mais surtout, les lecteurs de ce livre se souviendront sans doute du fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet en 2001, un succès au box-office qui a collé une série de petites situations fantasques dans une comédie romantique au cœur léger. Les principales actions d'Amélie sont également déclenchées grâce à un album photo retrouvé. Mais alors que le film de Jeunet vise à présenter une fin heureuse pour les masses, Mertens n'a pas peur de terminer son histoire sur une note plus mélancolique, voire sombre.
VERDICT
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Béatrice est un livre qui tire pleinement parti des spécificités médiatiques de la bande dessinée, en ce qui concerne la structure narrative, le rythme, les choix visuels de composition et les outils d'expression. La figuration de Mertens est assez classique, annonciatrice d'une longue tradition de caricature européenne légère, et ses fonds crayonnés très chargés aux couleurs nébuleuses rappellent l'œuvre de Nicolas De Crécy. Avec un grand équilibre entre la spécificité des médias et les clins d'œil aux autres médias, entre un ton léger et des tons déchirants, espérons que Béatrice trouvera ses lecteurs.