Scénario et dessin : Jeff Lemire
Royal City est une ville de taille moyenne d'Amérique du Nord. Est-elle située au Canada ou aux États-Unis ? Peu importe. Tout ce dont nous sommes certains, c'est que ce patelin mono-industriel est en pleine dévitalisation économique. Son unique usine qui était autrefois le gagne-pain de plus de 6000 travailleurs fournit maintenant du boulot à moins de 1000 ouvriers. Les jeunes quittent donc la ville au rythme de leurs espoirs d'une vie meilleure. Royal City est aussi le théâtre de la dernière série de Jeff Lemire qui passe encore une fois le plus aisément du monde des aventures de super-héros au drame psychologique. Dans ce touchant premier tome de Royal City, l'auteur nous raconte l'histoire de la famille Pike qui vit dans ce coin de pays depuis plusieurs générations. Alors que Peter Pike fait un malaise cardiaque une nuit dans son atelier où il bricole et collectionne les postes de radio anciens, toute la famille est appelée à se réunir autour du paternel. Grâce à cet événement dramatique, nous découvrirons des êtres torturés et profondément dysfonctionnels aux prises avec leurs fantômes. Les Pike sont tous porteurs d'une fêlure qui nous sera dévoilée à mesure que le récit s'écoulera avec fluidité. À la tête du clan, il y a Patti la mère, une femme rude, peut-être trop exigeante avec ses enfants, devenue acariâtre avec le temps et qui noie son amertume dans le vin et le tabac. Ensuite, il y a Tara, agente immobilière qui a des idées de grandeur pour Royal City. Elle rêve de faire fermer l'usine moribonde de la Royal Manufacturing, la colonne vertébrale économique de la ville (ou ce qu'il en reste), et de la remplacer par un luxueux terrain de golf agrémenté d'un parc à copropriété de prestige. Liquider la manufacture et licencier tous les ouvriers, dont son mari Steve qui y est contremaitre, n'est pas un problème pour elle. Au contraire, Tara voit dans son projet immobilier l'unique planche de salut pour ses concitoyens.
En apprenant l'accident de son père, Patrick, l'aîné quitte la grande ville pour son patelin natale. Écrivain ayant eu du succès lors de la publication de son premier roman, il est maintenant complètement bloqué pour la rédaction de son troisième opus. Pat bute depuis des semaines contre une page blanche. Malgré les pressions de son éditeur qui lui réclame un premier jet dans les plus brefs délais, tout semble sclérosé dans sa tête. Marié avec une actrice connue, son union bat de l'aile et ce retour à Royal City n'a rien pour arranger les choses. Le dernier Pike est Richard. Ouvrier à la Royal Manufacturing, le mouton noir de la famille est un alcoolique en pleine dérive. Conservant son emploi grâce à son beau-frère Steve, Richard doit 2000 dollars à des caïds locaux et il doit acquitter sa dette rapidement, sinon il risque d'y laisser quelques os. Personne ne va très bien chez les Pike. Chacun porte sa blessure et avance dans la vie avec des fers aux pieds depuis l'année 1993, l'annus horribilis où tout s’est brisé. L'année où tous ont vu leur destin bloqué entre ceux qu'ils ont été et ceux qu'ils sont devenus. Si tous les prochains chapitres de Royal City sont aussi efficaces, nous pouvons affirmer sans hésiter que cette série sera une œuvre maîtresse pour Jeff Lemire. Les relations complexes, pleines de tensions et de non-dits entre les membres de la famille Pike sont ciselées avec une telle précision que le lecteur se sent presque voyeur. Si l'authenticité des dialogues, des personnages et de la trame psychologique est encore la marque de commerce de Lemire, avec Royal City, nous avons l'impression qu’il arrive à l’entière maitrise de son art. Ce roman graphique intensément humain touche et bouleverse qui veut s’inviter chez les Pike et qui veut affronter avec eux leur fantôme.
VERDICT
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On reconnait aisément la ligne délicate du dessin de Lemire et ses couleurs délavées. La représentation de ses protagonistes torturés nous laisse deviner leur lourd bagage derrière des visages qui se veulent impassibles. Royal City est une œuvre puissante et incontournable dont nous attendons la suite impatiemment.