À première vue, l'enfance et le début de l'adolescence relatés dans l'étonnant premier mémoire d'Emily Carrington peuvent sembler idylliques, du moins pendant les mois les plus chauds : faire du vélo dans la campagne de l'Île-du-Prince-Édouard, s'occuper de son cheval et de ses moutons, s'adonner à sa passion pour le dessin, réussir à l'école.  Mais si l'on change légèrement de perspective et que l'on avance dans le temps, la situation de la jeune Carrington se lit comme une étude de cas sur la vulnérabilité. Lorsque ses parents se séparent, elle choisit impulsivement de rester avec son père, un ancien directeur de lycée au comportement excentrique qui, quarante ans plus tard, serait presque certainement reconnu comme un indicateur de bipolarité. Cet homme accuse sa fille d'être gâtée parce qu'elle a refusé de vivre dans une cabane non chauffée en plein hiver maritime. La situation familiale prend rapidement une mauvaise tournure. C'est dans ce contexte qu'entre en scène Richard, 40 ans, un charpentier local qui n'est pas tant un "ami de la famille" que quelqu'un qui, dans cette communauté isolée, se trouve par hasard dans les parages. Sa présence est de mauvais augure dès le départ : reconnaissant l'état d'impuissance d'Emily, il se lance dans une campagne méthodique de toilettage sexuel contre laquelle la jeune fille, comme on peut s'y attendre, se révèle finalement sans défense, et son monde s'écroule. 

Notre petit secret est une œuvre remarquablement assurée ; il est facile d'oublier qu'il s'agit d'un premier ouvrage. Le style de dessin de Carrington, où les lignes font tout le travail, rappelle celui de Joe Sacco, et elle sait parfaitement intégrer l'image et le texte, tout en maintenant une dynamique narrative convaincante tout au long de l'ouvrage. Elle se révèle particulièrement douée pour saisir l'essence insaisissable de certains points d'inflexion dans la vie - des limites dont on ne se rend compte qu'elles ont été franchies que lorsqu'il est trop tard pour revenir en arrière, et que l'on ne reconnaît avec regret qu'avec le recul. En cours de route, on nous rappelle des normes sociétales à peine crédibles dans une perspective actuelle, comme le fait stupéfiant qu'à l'époque où Carrington écrit, l'âge légal du consentement au Canada variait selon la province : ce qui était un crime au Québec, par exemple, ne l'était pas à l'Île-du-Prince-Édouard. La culture populaire du début des années 1980 semble également s'aligner contre elle. Un monde qui accepte des objets culturels sinistres tels que "Jailbait" de Motörhead n'a pas eu de mal à détourner le regard lorsqu'un homme d'âge mûr a profité d'une jeune fille de quinze ans.  Au fur et à mesure que le livre avance, il devient clair que ce qui a été un mémoire de traumatisme est aussi une méditation sur la nature de la justice - son besoin, sa poursuite et les limites de sa portée. Pour Carrington, il n'aurait pas dû être aussi difficile de tourner la page, mais le système la laisse tomber encore et encore, avec des délais juridiques interminables, une représentation incompétente, des conseils inefficaces (et coûteux) et une arrogance patriarcale généralisée. En fin de compte, ce n'est qu'en réorientant la vocation artistique de son enfance que Carrington a pu s'émanciper. Le lecteur n'a jamais le moindre doute quant au courage qu'il lui a fallu pour se lancer dans Our Little Secret et pour le mener à bien. À un moment donné, alors que la prédation de Richard approche de son terrible point culminant, Carrington écrit : "Je ne vais pas dessiner ce que Richard m'a fait ensuite... C'était dégradant", et l'on frémit, car ce qu'elle a dessiné par ailleurs est déjà bouleversant.